Il est des jours où les mots, pourtant fidèles compagnons, vacillent. Où l’inspiration se fait timide, et où la force intérieure, celle que l’on croyait inépuisable, vous abandonne soudain.
Ce 21 juillet 2025, jour de liesse nationale pour la Belgique, restera pour moi, et pour tant d’autres enfants de la Ruashi, une journée de deuil. Une étoile s’est éteinte. Une voix s’est tue. Jacques Mukaleng Makal, que tous appelaient affectueusement papa DJECK, mon frère, s’en est allé. Et je perds bien plus qu’un ami. Je perds une part de mon histoire.
Il est parti comme il a vécu : humblement, discrètement, mais profondément présent dans nos cœurs.
Nous avons grandi ensemble. Parfois de loin, souvent de très près. De ces amitiés qui ignorent les saisons et traversent les décennies sans jamais se ternir. D’aussi loin que je me souvienne, notre lien a été forgé dans les livres et la vie, entre les pages de Tintin, de Bob Morane, et les coups de dés d’un Monopoly endiablé ou les lettres d’un Scrabble animé et d’un jeu de dames sous les cris de Leng-leng, sa façon à lui de déstabiliser son adversaire. Déjà, il excellait : esprit vif, regard brillant, cœur large. Plus tard, de grands auteurs et célèbres existentialistes nous servaient des sujets cognitifs d’échanges. De François MAURIAC à Jean-Paul SARTRE ou Albert CAMUS et autres, nos envolées littéraires s’étalaient. Tout ça me revient aujourd’hui.
Et puis, il y eut le théâtre. Notre théâtre. Notre rêve commun devenu réalité en 1977, sous le nom de AFROZAM, « les Africains ZADAIN et MAKAL ». Nom inventé et ou trouvé par Hilaire TSHIBANGU un des premiers acteurs de la troupe. De Lubumbashi à Kinshasa, de Kolwezi à Mbujimayi, de Likasi à Musoshi, de Kakanda à Kipushi, papa DJECK était le souffle, la voix, le geste, l’âme de nos pièces. Il était acteur, chanteur, danseur, écrivain, improvisateur hors pair. Un perfectionniste exigeant mais doux, une présence scénique rare, un compagnon de jeu inégalé. Il portait en lui l’héritage de Molière autant que celui des traditions luba, qu’il incarnait avec fierté et talent dans nos ballets, lui le dépositaire naturel des traditions rund. Si Hilaire avait trouvé le nom de la Troupe, papa Djeck y avait ajouté quant à lui le qualificatif qui l’accompagnait et c’était : Les MOLIÈRES CONTEMPORAINS.
En effet, Molières nous le fumes. Notre première pièce de théâtre était « LE MÉDECIN MALGRÉ LUI » œuvre de Molière. Papa DJECK y jouait GÉRONTE pendant que je faisais Sganarelle (le Médecin).
Le reste de spectacles et pièces par la suite était nos propres compositions notamment AURORE son œuvre. Quand il jouait des pièces inspirées et écrites de ma plume on croirait qu’il en était aussi auteur, tellement l’incarnation des personnages était parfaite. Ce fut le cas de :
1°Le Domestique amoureux,
2° la classe des indisciplinés. Pièce qu’il avait débaptisée en : Le Professeur Zadain et la classe des indisciplinés.
Dans cette dernière pièce, il incarnait le rôle de l’élève indiscipliné, vrai délinquant et à la limite voyou comme on en qualifiait à l’époque. Alors avec quel talent papa Djeck rendait ce spectacle attrayant. Gestes, mimiques, démarche, mouvement sur scène et vocabulaires appropriés faisaient complètement oublier l’éloquent Jacques MUKALANG Mukal de grand jour dans la vie réelle. Dans nos ballets, il aimait des rôles qui valorisaient nos traditions.
Il m’appelait toujours « papa ZADAIN ». Et moi, « papa DJECK ». Sans jamais déroger à ce respect mutuel. Il n’avait pas d’âge, parce qu’il avait tous les âges de la tendresse. Il était homme de paix, de dialogue, de convivialité. Jamais encombrant, toujours juste, loyal et honnête. Il savait écouter, consoler, rire. Il savait surtout aimer sans bruit, mais avec fidélité.
Il y aurait tant à dire. Tellement à transmettre.
Il y a eu les années sombres, aussi. En 1981, quand mon père mourut un 25 décembre, il renonça à toutes les fêtes pour pleurer avec moi dix jours durant. Sans compter les jours qu’il passait seul à l’hôpital réconforter mon vénérable patriarche en ses derniers jours.
Il y a eu 1992-1993, les tristes années d’épuration ethnique. Alors que ma mère, Kasaïenne, vivait dans la peur, c’est lui, papa DJECK, qui se fit gardien, soutien, présence fraternelle. Il venait chaque jour apaiser l’angoisse, dire que l’humanité valait plus que la haine. Le tribalisme, il le combattait.
Et puis les années d’éloignement. Moi loin du pays pendant des décennies. Lui, toujours là. Fidèle à la maison, à ma famille, à notre mère, à notre histoire. Même devenu Directeur de la presse présidentielle, il ne changea pas. Il passait, humblement, avec ce petit paquet de vivres, comme on apporte un peu de chaleur, de réconfort. Quelle que soit l’heure, et souvent entre minuit et 3heures du matin, il frappait à la porte. Mes jeunes frères et sœurs ouvraient.
S’adressant à notre mère, il disait : Je suis de service avec le Président. C’est seulement maintenant que je trouve un peu de temps. Mon vol est à 8 heures du matin, je ne pouvais pas manquer de passer dire bonjour à maman. Oui elle était aussi sa maman. De passage en Europe c’est chez moi qu’il venait passer ses nuits et ses jours de repos, abandonnant hôtels de luxe et tout le confort accordé à la délégation présidentielle. Un vrai frère. Il avait toujours une chambre de disponible chez moi pour lui.
À sa mort, ma mère réclama à lui parler, comme à l’un de ses propres fils. Elle l’appréciait comme tel. Et lui aussi, de cette affection rare et noble que les grandes âmes savent donner.
Il n’avait pas de tribu, parce qu’il appartenait à toutes. Il n’était ni ethnique, ni politique, mais humain. Vraiment humain. Nous ne parlions jamais politique.
À ses enfants – Pascal, Sarah, Daniel, Jacques – je veux dire ceci :
« Vous avez perdu un père, mais vous avez hérité d’une légende.
Vous portez en vous la mémoire d’un homme que mille autres auraient voulu avoir pour frère, pour ami, pour guide. Vous avez perdu un papa, mais vous avez gagné des milliers d’autres papas à travers le monde. Eux aussi vous aiment comme votre père aimait sans intérêt les enfants des autres. Je suis de ceux-là. Tel un devoir, tel un testament non écrit qu’il nous lègue.« Soyez en fiers, soyez forts, soyez fidèles à son exemple ».
Quant à moi, je pleure un frère sans lien de sang, mais avec tous les liens du cœur. Un compagnon d’art, un pilier de ma vie, un homme d’honneur.
Paix à toi papa DJECK. Les planches sont vides, mais nos cœurs sont pleins. Tu nous as appris à vivre. Aujourd’hui, tu nous apprends à pleurer dignement.
ZADAIN KASONGO T.
Ton frère de toujours !