Il y a des figures que le temps ne parvient pas à effacer. Des présences si singulières qu’elles laissent une empreinte indélébile dans le cœur de ceux qui les croisent. Papa Jean en fait indéniablement partie.
C’est à la salle de fitness de Michel, un endroit modeste mais chaleureux, que nos chemins se sont de nouveau croisés. Cela faisait longtemps. Trop longtemps. Depuis plus de 12 mois, Papa Jean n’avait plus donné signe de vie à notre club de Scrabble. Pour des raisons de santé, m’avait-on dit. Cancer de pancréas qu’il a courageusement vaincu. Et dans notre petit cercle d’habitués, son absence se faisait sentir comme un silence après un rire franc.
Je l’appelle Papa Jean, non pas par habitude, mais par choix. Ce titre affectueux n’est pas une formule vide. Il est le reflet d’un respect profond, d’une tendresse sincère. C’est aussi un clin d’œil à mes racines, à cette culture africaine qui enseigne que le prénom seul ne suffit pas lorsqu’on s’adresse à un aîné. Lui, pourtant, est belge. Montois de souche. Grand-père émérite. Père de 4 enfants : Eric, Michel, Philippe et Isabelle tous portant fièrement le nom de famille DENIS. Depuis quatre ans en 2021, papa Jean est veuf. Son épouse était originaire de Mouscron. Mais pour moi, il reste avant tout ce grand monsieur du Scrabble, au regard vif et à l’humour mordant.
La semaine précédente, je l’avais aperçu brièvement, mais il ne m’avait pas reconnu. Un coup porté à mon cœur, discret mais réel. Nathalie, sa belle-fille, avait dû lui souffler mon nom. J’avais feint l’indifférence, mais je n’en menais pas large.
Et puis voilà que le destin, capricieux mais souvent bienveillant, nous offre une seconde chance.
Je me trouvais sur le tapis. Absorbé dans ma routine, lorsque je l’ai vu entrer. Droit, digne, vêtu avec soin, les pas un peu plus lents mais le regard alerte. Mon cœur s’est serré. Sans réfléchir, j’ai stoppé la machine et me suis précipité vers lui. Je l’ai salué avec chaleur, espérant, sans trop y croire, qu’il me reconnaîtrait cette fois.
Et là… miracle.
Son visage s’est illuminé. Ses yeux ont brillé d’un éclat complice, et sa voix s’est élevée, joyeuse, presque triomphante :
— L’extraordinaire Zadain !
Ces quelques mots m’ont traversé comme un rayon de soleil en hiver. Nous nous sommes serré la main avec vigueur, et je l’ai brièvement serré dans mes bras. Ce n’était plus un simple échange de civilités, mais la célébration discrète d’un lien retrouvé.
— Es-tu toujours imbattable au Scrabble ? lança-t-il sur un ton malicieux.
— Non, Papa Jean, tu m’as déjà battu une fois, souviens toi! lui répondis-je en riant.
— Moi, te battre ? Alors c’est un miracle dont j’avais oublié l’existence ! dit-il dans un éclat de rire cristallin, comme un gamin pris en flagrant délit de modestie.
J’en profitai pour lui parler d’une nouvelle étoile montante dans notre club : Valérie, une jeune femme brillante, stratège redoutable, qui me donne du fil à retordre à chaque partie. Il écouta avec attention, amusé par mon ton mi-admiratif, mi- vexé.
À 98 ans, Papa Jean est encore une légende vivante. Il joue vite. Mieux : il joue juste. Aucune hésitation, aucune perte de temps. Il pose ses lettres avec l’élégance d’un maître d’échecs, avec la fulgurance d’un esprit encore affûté comme une lame. Et gare à celui ou celle qui ose trop réfléchir, c’est parfois mon cas : il s’impatiente vite, mais toujours avec ce soupçon d’ironie qui fait sourire même les plus lents.
Il n’a rien perdu de son panache. Ni de son humour. Ni, surtout, de cette mémoire vive qui fait de lui bien plus qu’un simple joueur. C’est un homme de verbe, de lien, de présence. Un homme qui, en quelques phrases, vous rappelle que vieillir n’est pas décliner, mais s’alléger de l’inutile pour ne garder que l’essentiel.
Avant de partir, j’ai proposé à Michel qu’on prenne quelques photos. Pour immortaliser l’instant, pour que les absents puissent, eux aussi, sourire. Il a aussitôt accepté avec enthousiasme, et a même suggéré que son épouse Nathalie se joigne à nous. Ce fut Greg, leur fils et petit-fils de papa Jean, qui prit le rôle de photographe. Trois générations autour de ce roc de presque un siècle. C’était beau.
Alors oui, vive Papa Jean, 98 ans et toutes ses dents – dans le verbe, dans l’esprit, dans le rire. Longue vie à lui, notre seigneur du Scrabble, notre mémoire vive, notre ami.
Zadain KASONGO
LAUTREINFO